Il y a bien longtemps que je n'ai pas conté d'histoire aussi ai-je eu l'envie de partager mes lectures.
Quand il nous arrive quelque chose de bien, il faut l'apprécier sans pour autant savoir forcement d'où cela provient ni pourquoi...la vie est ainsi faite. Pourquoi vouloir toujours tout expliquer?
Contes et légendes de Vendée
Au fin fond des villages, dans les souterrains des bourgs de Vendée, il est des esprits bienfaisants chargés de veiller sur les pâtures et les troupeaux. Les fradets, sous la conduites des dames blanches, avaient autrefois pour tâche de défendre les étables des esprits malins qui provoquaient maladies et stérilité capables d'éteindre des cheptels entiers. La condition de leur bienveillance fut toujours de ne jamais, au grand jamais, être connus des humains, sinon dans leurs légendes, surtout pas sous leurs yeux.
Aimé Jeanteau était berger à Saint-Benoist. Sa gentillesse, aussi grande que son inclinaison à vider les cubis, provoquait la moquerie et l'arrogance se certains villageois. Le troupeau de moutons n'était pas mal traité, seulement parfois oublié, mal rentré ou égaré pour quelques heures. Aimé portait pourtant à ses bêtes une affection particulière. Toutes possédaient un nom, et la seule vue des premiers pas maladroits des agneaux juste nés lui emplissait les yeux de larmes. Il fallait que le monde chimérique apporte à ce destin son réconfort. En ces temps-là, la nuit tombée, lorsque vacillait dans les chaumières la lumière des feux mourants, les petits êtres facétieux sortaient de terre tout en silence. Une armée de bonnets et d'oreilles pointues se partageait le travail afin de venir en aide aux troupeaux délaissés, aux bêtes envoûtées et aux bergers égarés. Chez Aimé, c'était chaque soir deux frères fradets qui s'aventuraient dans les entrailles de la ferme. Ils ouvraient délicatement les portes de la bergerie qui, d'habitude, grinçaient, et sans nulle parole dirigeaient le troupeau étourdi vers les champs des alentours. Cette seconde pâture quotidienne eut un effet rapide sur les bêtes. Elles grossissaient généreusement, brebis et agneaux se portaient à merveille. Aimé pensa d'abord que ses abus donnaient au monde une vision éthylique bien enjolivée, et décida pendant quelques temps de freiner ses ardeurs au goulot.
Son troupeau demeurait gras et vigoureux tant et si bien que le village commençait à respecter le couple Jeanteau. Aimé ne vivait pas seul en effet, Marthe partageait sa vie depuis longtemps déjà, peu aimante comme peu compatissante. De voir ainsi leurs affaires ainsi prospérer lui parut trop inhabituel. Il y avait, c'est sûr, un malheur caché derrière. Elle ordonna donc à Aimé de guetter le troupeau jour et nuit pour confirmer ses soupçons.
"Pourquoi vois-tu le mal dans ce qui nous arrive de bien, ma bonne Marthe?" demanda Aimé, "ne serait-ce pas le bonheur qui enfin s'attarde à notre porte? Tu sais combien s'est mal d'espionner les esprits, les bons comme les mauvais. lorsqu'ils sont découverts, c'est toujours un désastre."
"Mon pauvre Aimé, je reconnais ta lâcheté. Ce n'est donc plus la gnôle mais la peur qui te commande maintenant", lâcha Marthe sèchement.
Le pauvre Aimé s'en retourna sur-le-champs à son troupeau, une bouteille sous le bras et le coeur ficelé.
Marthe la douce avait tant changé depuis la mort de Jean.
Les moutons paissaient paisiblement. La campagne de Saint-Benoist s'offrait à lui, le laissant rêveur jusqu'à la tombé du jour. Il fallait rentrer. Le troupeau à l'abri, Aimé s'octroya un peu de répit et quelques goulées, sur le perron de leur maison sans âme. Il vit soudain, malgré la nuit sombre, deux petites silhouettes agiles se diriger d'un pas décidé vers la bergerie et s'affairer en cadence à faire sortir toutes les bêtes. Elles leur obéissaient, confiantes, s'attroupaient sans crainte et paraissaient familières des pas légers de leurs pieds sans chausses. Aimé suffoquait. Il n'accusa pas cette fois les quelques gorgées qui l'avaient réchauffé. Empli de tendresse à l'égard de ces êtres bénéfiques, il partit tout raconter à Marthe : leurs allures de petits hommes-enfants, leur attention à l'égard de chaque bête, leurs jolis manteaux de bure et leurs pieds nus... rien n'avait échappé à son regard émerveillé. Marthe avait rarement vu Aimé dans cet état. Elle lui demanda de veiller encore la nuit suivante pour s'assurer qu'il n'avait point songé. Le lendemain, Aimé, ravi, assista à nouveau à la scène, prenant bien soin de n'être point en vue. Marthe confectionna alors en secret deux paires de chausses en tricot pour habiller leurs pieds nus, soucieuse de rendre la pareille. C'est bien là ce qui fit le malheur. On ne traite pas le monde des fées comme on traite les hommes, et puis point n'est besoin de vouloir chausser tout le monde à sa façon. Les frères fradets découvrirent un soir l'ouvrage que Marthe avait méticuleusement placé sur la porte de la bergerie. Ils partirent immédiatement, trop démasqués pour continuer, fâchés contre les hommes trop peur rêveurs pour accepter l'inexpliqué. Dès lors, le troupeau dépérit de jour en jour et déclina jusqu'à la mort de Marthe. Aimé fut vu quelque temps plus tard en toge de bure et les pieds nus, à parcourir par monts et par vaux la douce campagne de Saint-Benoist...
Que votre nuit soit douce.